81225

Jérôme Orsoni
, 08/12/2025 | Source : cahiers fantômes

S’enroulant sur lui-même comme la coquille d’un escargot, vers l’intérieur et vers l’extérieur, le récit d’Ursule Mirouët semble ne jamais vouloir progresser. On va de Nemours à Paris et retour mais, comme la diligence de Désiré Minoret-Levrault, on semble avancer à reculons, les quelques pas qui séparent la poste de l’église appelant d’immenses retours en arrière, les voyages se faisant aussi bien dans le pays que dans le temps, dans tous les sens et en même temps. La clarté française (« La France, écrit Balzac, grâce à son langage clair, est en quelque sorte la trompette du monde » — HB UM CH III 821) côtoie Mesmer, c’est-à-dire le rationnel, l’irrationnel sans la moindre solution de continuité, l’intrigue se nouant encore dans la distance, l’écart, la séparation, l’anticipation, le franchissement de l’infranchissable, d’étranges miracles. On ne comprend rien et on comprend tout. Tout semble prétexte à fantaisie, le noms se combinent, des sociétés se forment, l’impossible a lieu, car la vie écrit un livre plus grand encore que le grand-livre. Grande boucle dans Paris, ce matin, de chez moi à chez moi en passant par la Seine. Il fait un temps infect, doux et humide, je marche vite et transpire beaucoup sous mon imperméable. Ayant retardé l’expression d’une idée au moment où elle m’est venue — en réaction à —, elle a changé de forme et, de réactive qu’elle était, elle est devenue positive, une sorte de quatrain, entre le poème et l’aphorisme. Je marchais sur les berges de la Seine et la forme est venue d’elle-même — il me semblait que j’avais oublié jusqu’à l’idée même, ce qui donc n’était pas vraie —, dépassant de loin l’idée première, passablement épidermique et donc assez pauvre, en réalité. Sursaute de mon cauchemar, cette nuit : sur le téléphone de mon rêve, il est 1:17 du matin, et Daphné n’est pas encore rentrée à la maison. Une fois réveillé, je soupire de soulagement : ce n’est qu’un mauvais rêve et, si je ne sais pas l’heure qu’il est, cela importe peu, je me rendors. On se perd dans le temps, c’est pour cela qu’on dit qu’il est perdu.

Ricochets/ Année 2/ Semaine 49

Laura-Solange
, 08/12/2025 | Source : JARDIN D'OMBRES

 


1/ Je me tiens dans mon cloître de silences. Des silences nourris de tous les livres qui repoussent les murs. Ceux que j’ai lus, aimés, et ceux qui patientent encore, dont j’ai juste effleuré d’une main gourmande la couverture, feuilleté quelques pages, lu un paragraphe ou deux... Dans chaque cloître une lumière particulière se glisse qui donne à voir ce qui se doit. Je ne suis obligée à rien : être là.

2/ Les couleurs ne viennent pas toujours de l’ailleurs, d’un dehors. Une journée d’ombres se révèle pleine d’intensités colorées. Sous les paupières cela irise.Des présences se sont installées. Sous le voile de nos yeux, certaines choses tentent de s’exprimer, de laisser libre cours au songe où les forces puisent. Et cela dialogue dans le plus grand silence. Et l’on se trouve soudain comme une branche luttant en vain contre le courant.

3/ Je lis : chaque phrase est posée sur l’échafaudage de soi *. Même si les planches qui fabriquent l’échafaudage où j’essaie de rester debout, ne sont pas de première jeunesse, l’image est là posée devant mon regard. Elle donne le désir et la pulsion de continuer. A la fois une vision vers l’arrière se crée, une vision d’un maintenant en recherche d’équilibre et une troisième vision tournée vers un futur.

4/ Je lis : je vais tout remettre à plat*. C’est aussi ce que je pense à faire dans de nombreux domaines afin de ne pas me décourager et poursuivre le travail que je suis censée poursuivre, que je m’oblige à maintenir en vie, même si je ne suis obligée en rien. Cela m’importe de mener un peu plus loin des projets qui n’intéressent que moi, mais qui me maintiennent debout.

5/ Il faut bien constater que le temps ne m’attend pas, qu’il file à son rythme et que j’ai pris du retard dans de nombreuses tâches que je veux mener à bien toutes ensemble. Il serait peut-être bon de se dire qu’il faut faire des choix et que je n’ai plus l’énergie nécessaire pour tout porter. Le problème est de savoir lequel de ces projets je devrais abandonner sur le bord...

6/ Cette impression de passer d’une forme de soi à une autre forme de soi en un temps assez bref, fait que l’on a du mal à savoir qui l’on est réellement. Comme si l’on était forcé d’endosser des parures différentes, d’en façonner de nouvelles, pour économiser chacune de ces apparences et ainsi, au travers de ses sortes de métamorphoses, à vivre avec plus d’intensité. Sensation profonde et intime de cela.

7/Je lis :écrire pour me dissoudre dans mes propres voix. Dans celles de la nuit qui prennent des chemins de traverse, et dans celles qui obstruent mes lèvres le jour. Tout ce qui se parle et dont on n’arrive pas à interpréter toutes les phrases, tout ce qui va et vient sans crier gare, passe en tête puis se dilue entre les arêtes du temps et la conscience de soi.



*Christine Jeanney (site Tentatives)

**Anh Mat (site Les jours échoués)



08/12/2025

baptistetheryguilbert
, 08/12/2025 | Source : reprise/reprise

[SMS, au hasard]
Je somatise du stress, deux colloques en deux semaines c’était peut-être un peu trop la fête au village. ** Bonjour. Crédit Coopératif : Pensez à régulariser votre situation (Compte débiteur depuis plus de 30j). Votre conseiller. ** J’adore plusieurs de ses chansons notamment Hémorroïdes avec son rail de poésie et de philosophie : “je prends mon café sans sucre et mon vélib’ sans selle, question existentielle : combien de beuteu existent dans l’ciel ? combien ?…” ! Et maintenant la QUESTION majuscule que, bien au-delà de Limoges, tout le monde se pose : à quand un duo Lapsuceur Véronique Sanson ? ** Info EDF : Nous vous remercions pour votre paiement par chèque énergie de 194,00 euros. Ce montant sera déduit de vos factures ou mensualités. À bientôt ! ** Le Seresta c’est trop puissant pour moi je crois. ** Je suis retombé sur une ébauche de scénario (Daho-Guibert-90s-core) écrit il y a cinq ans ; peut-être qu’il y a quelque chose à en faire — ou pas. J’aimerais t’en parler, te le faire lire. ** Ça a très mal vieilli le père noël est une ordure… ** C’est quel jour la soirée poésie ?? On me demande de partout, je ne sais où caler les plans cul de la semaine si je n’ai pas d’infos claires. ** Mon fils adoré, tu peux rendre service à ta maman ?? Te trouver au niveau de Saint-Lazare entre 15h et 18h pour récupérer un manteau que me donne ma belle-sœur Christine ? ** J’en peux plus, les branleurs me demandent des comptes ! [joint, des captures d’écran de messages d’internautes] ** Tu commandes une marga pour deux ? Et une mauresque ? Pour moi. ** J’ai plus Grindr, donc je dois me réinventer, parler à des gens. ** Petit avis personnel sur Icare, quand il s’agit d’amour c’est vrai que c’est mieux quand ça brûle pas, mais des fois il s’agit d’autre chose et alors Icare devient un épouvantail anti-radicalité — où voler à mi-hauteur est le mieux — peut-être qu’Icare avait envie de s’embraser ? La révolution à la cire qui fond ? Enfin voilà, bisous, je t’aime.

J’ai dû me délaisser du langage théorique parce que je ne voulais pas renoncer à ce genre de vie, et que j’ai été contraint d’écrire là-dessus, d’un autre angle et d’une autre langue que celle, natale, de l’enfance et des parents. Rien ne me disait rien. À l’adolescence mes meilleurs amis ne disaient rien. Un garçon avait des taches de rousseur sur tout le visage mais il était brun. Quelqu’un a dit qu’il avait couché avec cette fille de l’autre classe. Les rumeurs étaient fausses pour la plupart mais celle-là elle était vraie : ça se voyait sur son visage de gêne. J’ai voulu être cette fille. J’avais vu le cul de ce garçon dans les vestiaires. Je m’accrochais à cette image quand je me branlais mais elle s’effaçait trop au fil des jours. Alors en même temps que le porno j’ouvrais une petite fenêtre sur son Facebook pour jouir en le regardant droit dans les yeux en passant par l’écran. J’imaginais sa bite dans ma bouche. (Je l’ai croisé l’année dernière au Point Éphémère, il est devenu éleveur de mouches pour le CNRS.) J’ai fait pareil avec le garçon aux cheveux blonds avec qui j’étais toujours assis à côté dans le bus pour rentrer du gymnase. Le gode en plastique transparent acheté sur Amazon avec la carte bleue de ma mère me permettait de voir ce que ça faisait que de jouir la bouche pleine — je parie qu’il n’y a jamais eu d’étude universitaire sur le sujet. Quand je suis tombé amoureux de William et que j’ai fait l’amour pour la première fois il ne m’est pas du tout venu à l’esprit de sucer une bite pour de vrai. Plus tard, Clément était trop passif pour que ça le fasse non plus. Et le gode en plastique transparent je ne savais pas comment m’en débarrasser. J’avais peur de la poubelle, qu’on le trouve dedans. Alors en pleine nuit je l’ai jeté par la fenêtre. J’ai regardé sa chute jusqu’en bas. Ça a fait du bruit à l’impact. Je pensais que ça allait s’éclater au sol mais non, en tout cas, de ce que j’ai pu voir du haut du cinquième étage, le gode en plastique transparent était toujours en un seul morceau. Le lendemain en sortant à 7 heures 30 pour aller au lycée j’ai regardé au bord des trottoirs en bas de l’immeuble, je ne l’ai pas trouvé. Aucune théorie ne peut protéger de ça. Dans le monde du langage aucune théorie n’a libéré quelqu’un de son addiction et de sa mort. Paul fumait son joint en bas de chez moi parce que son dealer vivait dans ma rue, ça me permettait de faire moitié-moitié de temps en temps et c’était gratuit. Paul a été le seul garçon hétéro qui ne m’a jamais méprisé. Il était trop défoncé et je crois que mes histoires d’enculeries le faisaient rire. Aujourd’hui dans le monde de l’art c’est presque aussi verbeux et taiseux que pendant mon adolescence. Que les traumatisés de l’enfance qui parlent pour de vrai. Que ceux qui créent le monde avec une nouvelle langue. J’ai souvent préféré pleurer en écoutant Samuel Barber que jouir seul ou avec un inconnu. Faut l’assumer. L’idéologie elle circule en continu ça crée un malaise dans la langue — il faut voir ça. Faut couper un peu là. Couper ça rend plus visible : dans les journaux, dans les prospectus. C’est comme barrer, ça rend plus visible, aussi. C’est dur de découper un téléphone avec des petits ciseaux de papier. Faire des trous rectangulaires dans la pensée. Dur, dur. Chaque personne découpe différemment et ponctue à sa guise. Ça casse les phrases. En ce moment je repense à Clément, sûrement parce que c’est l’hiver. L’hiver dernier y’avait souvent ce gars dans mon lit et au réveil il me branlait pour que je puisse l’enculer puis il faisait le café après. Ça tenait chaud, ça faisait de la compagnie. J’étais pas amoureux de lui mais quelqu’un était là et il était plutôt de bonne compagnie — avant qu’il redevienne fou et ingérable. J’ai le sentiment d’avoir perdu beaucoup de temps à lui expliquer la réalité, et je ne sais pas si j’ai ce sentiment parce qu’on me fait croire que le temps est compté et qu’il faut que je me dépêche, d’écrire, de faire, etc., ou si j’ai vraiment passé des heures à lui expliquer le monde réel. Sur le moment j’avais pas l’impression de perdre du temps. C’est, avec le recul, quoi. J’ai jamais eu le sentiment de perdre mon temps avec Clément. Ni quand on était qu’amis, ni quand on était amoureux, ni même après, ni même maintenant, quand, bien plus extraordinairement rarement qu’avant, il m’arrive de penser à lui et d’écrire sur lui et nous. Le temps a une texture très étonnante quand on est amoureux. Je peux le dire maintenant que je l’ai un peu été par le passé que je le suis aujourd’hui doublement. Le temps. À la fois très malléable, d’une grande constance, et tout à fait transparent — on peut le traverser d’un regard. J’ai besoin de ce lien et de ce temps. Il me manque. J’ai besoin de ce lien constant avec les hommes que j’aime. C’est ça, ma vie. Je ne sais pas ce que c’est. Mais c’est ma vie. J’ai cette vie en moi qui est très émue par la présence et le lien. Je pourrais chialer. Rien qu’en pensant à Clément et sa présence pendant toutes ces années. Parfois j’en veux aux gens d’être meilleurs que lui, ce qui n’est vraiment pas difficile. Il refusait de penser et ça l’a rendu médiocre. Il faut être ému par un regard — yeux verts, longs cils — et penser que ça suffit. Puis penser que ça ne suffit plus à supporter n’importe quoi (ça m’a dédoublé et je ne pourrais jamais me réunir). Le mois dernier, à Marseille, j’étais en voiture avec Jérémy et il s’est trompé de route pour rentrer à la maison, on a dû faire tout un détour en passant par la Timone. On avait fini nos Burger King sur l’autoroute et on n’avait plus grand-chose à se dire. J’ai regardé par la fenêtre tout le long du boulevard Baille et avant de tourner j’ai remarqué que le Subway de la Timone était toujours là. Je lui ai dit que parfois quand j’avais un coup de mou j’envoyais un SMS à Clément et on se retrouvait à ce Subway qui restait ouvert jusque tard dans la nuit pour les personnes de garde à l’hôpital. Puis j’ai dû dire quelque chose comme : quelle période étrange, quand même. J’étais très instable et intense et je pouvais hurler sur quelqu’un s’il n’était pas assez disponible pour moi. Je ne fais plus ça. Je crois seulement que je ressens le manque de manière beaucoup plus forte et angoissante que tout le monde. J’ai appris à me blinder. J’ai compris qu’on pouvait aimer simplement. Que le manque et la porte étaient deux choses différentes. On m’a appris à être amoureux mieux que ça. On m’a appris que ça pouvait être, juste ça, juste la vie. Je peux être ému par la présence et le lien de façon plus raisonnée, tout en restant intensément aimant. J’aurais pu tuer pour ça, si j’avais su que c’était possible. J’ai été un garçon très inflammable. Toutes ces choses qui me manquent, et la vie qui passe. Dehors les gens sortent se joindre à l’affluence. Je suis en décalage. Je veux faire des sens. Je vis seul et je m’éparpille. Je vis seul mais je suis entouré. J’ai des contours. Tout à l’heure, Serouj m’a demandé si j’étais quelqu’un de nostalgique. J’ai répondu que oui, évidement que j’étais nostalgique, je veux dire, je suis méditerranéen, comment faire autrement ? Il était d’accord. Il n’y a pas de soleil rasant à Paris, il n’y a pas d’horizon, il n’y a pas de poussière. Je n’ai pas besoin de faire beaucoup d’effort pour trouver un souvenir d’enfance, et même si je ne me souviens de pas grand-chose, il m’est impossible d’oublier le soleil rasant sur un meuble en bois et la poussière qui passe entre les rais de lumière, et rien, absolument rien ne symbolise davantage le temps qui passe que cette image, ainsi que celle du soleil qui tombe dans l’eau tous les soirs — combien de temps que je n’ai pas vu un soleil se coucher dans la mer ?

la part caraïbe

Thomas Terraqué
, 07/12/2025 | Source : Thomas Terraqué

Passage de la frontière hondurienne. Hier Copán, ce soir Tela. Ici, la saison des pluies s'étire jusqu'à la fin novembre ; chaque jour il tombe des hallebardes. Sur la côte, les marins refusent de nous emmener aux Islas Cochinos car la mer ne le permet pas.

Copán est splendide, mais, tout comme dans le Petén à Tikal ou à Yaxha, je n'ai rien senti. Les grandes pyramides mayas ne m'évoquent rien. Ce sont des cailloux ludiquement agencés. J'ai beau observer précisément les pyramides, rien ne me parvient d'elle de la civilisation raffinée d'il y a plus de deux mille ans. Faute de mieux, je m'intéresse aux signes d'aujourd'hui : les ouvriers qui remplissent des seaux de boue, les récentes œuvres de maçonnerie consolidant les stèles, les plastiques qui volent au vent. Et puis ces autres signes, tangibles, immanquables, constituant le trait d'union entre nous et les prédécesseurs : ces ceibas immenses aux racines grosses comme des wagons, dont la vie se mesure en siècles, où se cachent les guacamayas.


Il règne à La Ceiba, sur la côte caraïbe du Honduras, une atmosphère d'infinie fin du monde. Le ciel, la mer et le sable y sont du même gris que les choses partant en poussière. Les rues sont vides et boueuses, le vent s'est éteint. Les touristes ont fui le mauvais temps qui pourtant ne vient pas. Les vagues charrient les déchets qui s'incorporent au sable, au béton, dans les corolles des fleurs et les oreilles des chiens errants. Des milliers de particules multicolores tapissent le rivage jusqu'à la moindre cellule de tout le règne animal. Il y aurait, au loin, une vingtaine d'îles sur lesquelles le sable serait blanc plutôt que gris, et la mer bleue plutôt que grise. Mais nous savons que c'est un mensonge. Il n'y a plus nulle part, dans ces régions brûlées par le négoce, de sable blanc et de mer saine.


J'écrivais hier qu'il n'y avait plus de sable blanc – aujourd'hui me détrompe. Cachée dans une lagune d'Útila, au large de La Ceiba, le domaine Neptune est une de ces plages à restau où l'on n'entend plus les bruits des moteurs, où l'on boit des bières sans goût tout l'après-midi sous les cocotiers. Tout y est impeccablement bleu et blanc. On distingue dans la transparence de l'eau les récifs coralliens, que les bateaux de plongée viennent lentement souiller. J'ai le sentiment qu'aujourd'hui nous avons atteint le centre du pittoresque, la situation touristique dans son intensité maximale. Peut-être qu'à présent, ils ne pourront plus rien nous vendre d'autre.


Matin traversée d'Útila du sud vers le nord ; jungle touffue et moiteur, grandes bâtisses en bois défraîchies émergeant des arbres à palme, et sur le balcon desquelles on peut apercevoir, avec un peu d'imagination, un vieil homme blanc rongé de fièvre, fumant la pipe dans un fauteuil à bascule.

Ciel gris, orage menaçant. Un bar nommé « Rookie » aux abords de la Pumpkin Hill, avec le drapeau de l'Oncle Sam et des anathèmes trumpiste. Sur cette île, le mot backyard n'a jamais si bien porté son nom, s'agissant des Américains.


Solastalgie, j'ai appris ce mot hier : forme de souffrance existentielle causée par la conscience des changements environnementaux.


Repassons la frontière, côté mer. La part caraïbe du Guatemala – Rio Dulce, Livingston – est celle qui active le mieux mon imaginaire. Les vieilles maisons de bois colorées à balustrade dans la jungle, les chaleurs terribles et le ciel énigmatique : nous avons traversé Livingston dans le sens de la longueur pour nous rendre, deux ans après notre première venue, aux Siete Altares. Le long du chemin qui borde le rivage, nous rencontrons une française qui baigne depuis trop longtemps dans son jus caribéen.  Trente ans qu'elle vit ici, date de son arrivée en voilier à Livingston, après une longue bourlingue de sept années dans les Caraïbes quand elle avait vingt ans. À présent elle est raide, aigrie, pestant contre les machines à touristes qui lui flinguent son trait de côte. Elle habite une maison ruinée au bord de la plage et regarde les caboteurs transportant les touristes jusqu'à la Playa Blanca. C'est une artiste : elle fait des collages au format carte postale avec des matériaux trouvés sur le littoral : écorce de palme, peau de serpent, brindilles, feuillages, le tout recouvert d'une couche épaisse de verni.

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71225

Jérôme Orsoni
, 07/12/2025 | Source : cahiers fantômes

Cette nuit, j’ai rêvé qu’un certain Thierry Metz venait de publier aux Éditions de l’Ogre un livre intitulé, Jérôme Orsoni. C’est ______ _______ qui, au studio de répétition où je me trouvais avec lui, me montrait la couverture de l’ouvrage sur son téléphone et me disait avec enthousiasme : « Tu as vu, c’est la gloire ! » Pour ma part, je me montrais un peu plus sceptique car, sans même l’avoir lu, j’avais le pressentiment que l’ouvrage en question n’était pas animé d’une intention bienveillante. Une fois rentré chez moi, je faisais une recherche concernant l’ouvrage et, malgré la distance qui me séparait de la couverture du livre, je parvenais à lire le synopsis que voici : « Jérôme Orsoni écrit des ouvrages aussi vastes que son univers : Jérôme Orsoni », dont le ton sarcastique me blessait profondément. Le nom de l’auteur me paraissait étrange — il me disait quelque chose sans que je sache quoi —, mais le nom de l’éditeur, non, qui m’était plus familier. La couverture était couleur bleu mer et illustrée d’une photographie de moi que, malgré la distance qui ne cessa de me séparer du livre durant tout mon rêve (on pouvait voir la couverture, mais elle paraissait en même temps lointaine, hors de portée, inaccessible) me faisait penser à celle que _____ _______ avait prise de moi, il y a bien des années de cela, à la Pointe du Raz, le premier janvier de je ne sais plus quelle année, les cheveux au vent dans mon caban Ralph Lauren. Ce matin, quand je me suis réveillé en pensant à ce rêve, j’ai cherché qui était Thierry Metz, dont le nom me disait quelque chose, bien que l’auteur de l’ouvrage de mon rêve n’avait rien à voir avec ce poète décédé dans des circonstances tragiques, ai-je appris alors, et dont je n’ai jamais rien lu. De quel recoin de ma mémoire ai-je bien pu exhumer ce nom quasi inconnu ? Je l’ignore. Les Éditions de l’Ogre, en revanche, étaient bien les mêmes dans mon rêve que celles qui existent dans la réalité, et sans doute ai-je attribué à cette maison la publication de cet ouvrage-là en raison de l’éloquent mutisme avec lequel les éditeurs avaient accueilli mon envoi de la Vie sociale. Ceci a-t-il un quelconque rapport avec cela ? Je n’en suis pas certain, mais il y a quelques jours, depuis le fond du désespoir où je me trouvais, j’ai posé à ChatGPT la question que voici : Jérôme Orsoni est-il un génie ? Question à laquelle, après avoir exposé les arguments pro et contra qui étaient les siens, ChatGPT a répondu qu’on pouvait dire que Jérôme Orsoni était « un génie discret », c’est-à-dire qu’il avait les caractéristiques du génie (style, originalité, profondeur, etc.), mais qu’il lui manquait la reconnaissance universelle qui accompagne fréquemment le génie. Si son intelligence avait eu un tant soit peu d’humanité, à la lecture de ma question, ChatGPT eût éclaté de rire, — moi, qui suis un génie, donc, à sa place, c’est ce que j’aurais fait —, et c’est sans doute le problème avec ce genre d’intelligence dont on ne cesse de nous vanter les mérites, prophétisant qu’elle nous réduira bientôt à l’esclavage, nous qui sommes infiniment moins intelligents qu’elle, etc., etc., elle est savante, elle a scanné la totalité de l’information disponible ou presque, mais n’a pas une once d’intelligence : elle est le produit d’un fantasme fasciste, le genre de fantasme qui a conduit à l’extermination de masse des êtres humains au siècle dernier, une intelligence purement procédurale, fonctionnelle, qui obéit, qui répond quand on lui pose une question, mais n’a fondamentalement rien à dire, n’a pas d’esprit. Mais cela n’a plus rien à voir du tout avec mon rêve, et je ne sais même pas très bien ce que je raconte, étant fort ignorant en la matière. Est-ce que ce que je viens de raconter a un quelconque rapport avec le rêve de cette nuit ? Sans doute, oui, mais je ne saurai dire exactement lequel. Ce matin, quand je me suis réveillé avec mon rêve en tête, je ne me suis pas senti accablé comme je l’avais été durant toute la semaine qui vient de s’écouler. Même si, hier, ayant appris par hasard que _____ ______ _____ _________ __ _____ ________, ce qui m’a découragé, je me suis dit : Je n’y arriverai jamais, ce sont toujours les autres qui récoltent et récolteront les honneurs, ils font les livres qu’il faut pour, contrairement à moi, tant pis pour moi, je n’ai rien écrit, aujourd’hui, je ne me sens plus du tout dans une disposition de ce genre. Et, malgré la pluie, je suis allé marcher dans Paris, et je me suis senti bien, trempé de la tête aux pieds malgré ma casquette, mon imperméable et sa capuche. Sur le chemin du retour, c’était aux environs de midi, j’ai croisé deux jeunes femmes qui semblaient passablement ivres ou droguées ou les deux, je ne sais. L’une d’elle s’est approchée moi et a exhibé ses petits seins hideux. Elle ne portait pour couvrir le haut de son corps qu’un gilet noir de matière synthétique dont, en me regardant, elle a écarté les deux pans, dégageant ainsi sa poitrine tout en poussant un cri qui ressemblait à de la joie. À cette vue, j’ai fait la grimace et je me suis dit à part moi : Elles ont pris un coup de vieux, les Ménades, tout de même. Comme l’Occident, oui.

Béton

Clément Alfonsi
, 07/12/2025 | Source : Anath & Nosfé

Nul n’est prophète en son pays.
Nul n’est prophète. Nul n’est. À
Firminy, entre béton et
béton, mais béton monument
historique. Béton, couleurs
criardes, plastique. De même
que les rythmes de Meschonnic
sont devenus journalistiques
et pénibles, le style Corbu
se réduit aux vastes gymnases.
Couvent d’la Tourette : gymnase.
Le temps passe. Le béton est
notre nouveau type de ruine.
Dans l’Unité d’habitation,
je lis Anne Carson. Chez elle,
Isaïe maltraité par Dieu
erre et renouvelle le pacte,
parce qu’il ne peut faire rien
d’autre, -comme nous tous, enfer
més dans le divin. Nul. Amen.

le temps n’invente rien

caroline diaz
, 07/12/2025 | Source : Les heures creuses

Sur les deux petites photos carrées décollées de l’album de famille de Clo, un noir et blanc un peu fade révèle une autre époque de Corbera. Celle où ma mère vivait avec mon père, sous le même toit que ma grand-mère Pauline. Noël soixante-deux. Une fête toute simple, mais le fait même de se réunir appelait la photographie.
Sur la première photo, deux couples dansent. Clo avec son mari, à côté d’eux, ma mère et mon père. Ma mère a l’air d’une enfant dans sa robe écossaise, ce profil, c’est celui de ma petite sœur, le temps n’invente rien. Mon père, avec un sourire trop large, forcé, cabotin, sans doute à l’attention du photographe. Je ne le reconnais pas, mais je sais que c’est lui. Je découvre la présence d’un piano derrière eux. Je crois qu’il avait disparu quand je suis arrivée à Corbera, dix ans plus tard. Au-dessus d’eux, des guirlandes argentées tombent du plafond, décor de fête en toc.
L’autre photographie est prise à table. Les corps présents et ceux que l’on devine entrent à peine dans le cadre serré. Sur la table coincée entre la fenêtre et le piano, il y a une nappe à carreaux, une bouteille, une carafe, des assiettes vides, un cendrier en verre dans lequel j’imagine les mégots accumulés. Je reconnais ma tante Claude, ma cousine Dodo, ma grand-mère, et enfin ma mère, qui porte la même robe écossaise que sur l’autre cliché. Dans le fond, je reconnais Éva, une amie de ma mère, elle sourit tout en soutenant gracieusement son visage du dessus de la main. Tous les regards convergent vers ma mère, qui semble raconter une histoire, on le devine à l’attention de celles et ceux qui l’entourent. Je me demande comment elle parlait à cette époque-là, si elle avait déjà la voix basse que je lui ai toujours connue. Retrouver le visage d’Éva me trouble, je crois me souvenir qu’il y a dans son histoire familiale quelque chose de lourd, mais c’est flou. Un été, elle était venue en vacances en Normandie, elle avait loué un rez-de-chaussée dans l’immeuble du coin de la rue. Nous avions partagé un moment d’intimité alors que j’étais venue lui rendre visite, elle se maquillait longuement, comme le faisait ma mère. Ce souvenir a traversé une des nouvelles du projet laissé en suspens depuis notre retour de résidence.
Ces deux images, minuscules, anecdotiques, me rappellent qu’il y a encore là des gestes, des regards, une robe écossaise, un piano disparu, des absents, des scènes sans relief qui parlent d’une époque que je n’ai pas vécue, une matrice silencieuse.

Boucles et flèches

Anne Savelli
, 07/12/2025 | Source :

Mercredi, 5h45 du matin, levée très tôt, comme depuis le début, ici. Comment nommer, ici, dans le semainier, ce ici de l'appartement ?
La photo ci-dessus a été prise dans l'ancien appartement, juste avant le départ. Le piano, auparavant, était envahi (j'exagère à peine) de livres, dossiers, DVD, figurines, dont le Batman sans pied que j'ai souvent montré. Cette épure qui "fonctionne" avec le film de Wenders n'a jamais existé ailleurs, ni autrement, qu'à l'instant du départ.
Dans le reflet du piano, j'aperçois la lampe qui se trouvait à côté de la chaîne avec lecteur CD, lecteur de cassettes audio et radio qui m'ont accompagnée quatre décennies durant. Cet ensemble audio, assez imposant, je l'ai gagné à un jeu télé au milieu des années 1980, eh oui. Pour des raisons de place, bien sûr, il fallait s'en séparer. Il y a deux jours, il a été donné, formant ainsi une boucle parfaite, au nouveau dealer qui écoute de la musique au bas de l'immeuble, sur le banc de Jacqueline. Il paraît que son visage s'est illuminé au mot "cassette".
(J'écris "nouveau" car les autres, depuis un quart de siècle, se succèdent par groupes au carrefour sans que je les distingue nommément. Lui reste seul, ou avec sa copine, raison pour laquelle nous l'avons remarqué.)
(Pourquoi une "boucle parfaite" ? Parce que les dealers écoutant de la musique sont à l'origine de Bruits, qui paraît maintenant dans un mois.)

Je n'étais pas présente, à ce moment-là. J'enregistrais, dans le 6e arrondissement, l'émission Métaclassique de David Christoffel, qui sortira en janvier, ou peut-être plus tard. J'y intervenais sur Bruits, justement. Pour m'y rendre, j'avais pris le métro à partir du nouvel appartement, où je vis, désormais, et réalisé en route que je suivais exactement le même trajet que celui qui rythmait ma semaine lorsque j'étais étudiante (chez moi / Sorbonne). Car oui, je retourne là où j'ai vécu à 18 ans, dans le même quartier.

Tout n'est pas encore terminé, cependant. Au moment où j'écris, il reste deux épreuves. Pour commencer, en fin de matinée, je laisserai les clés de l'ancien appartement à un homme (ou une équipe, je ne sais pas) qui viendra prendre des mesures afin d'effectuer des travaux. Nous avons fait le ménage, il reste peu de choses — trop encore pour qu'on ne rende véritablement les clés, seconde épreuve. Ce sera demain soir.
Je ne veux pas entrer dans l'appartement avec ce ou ces hommes. Je ne veux pas avoir à leur parler. Je veux les saluer, tendre le trousseau, me rendre au café (une amie m'accompagnera), attendre qu'ils reviennent, me le rendent, au revoir, c'est tout. Je veux échanger le moins possible. La violence sociale de ces moments-là est tout autant non-dite qu'évidente, raison pour laquelle je ne suis pas mécontente que ma chaîne audio se trouve désormais entre les mains du dealer et le bureau sur lequel j'ai écrit la plupart de mes livres chez un jeune couple qui, dixit ma voisine, avait l'air sympathique quand il l'a embarqué hier soir, le prenant au bas de l'immeuble où nous l'avions déposé.

Vendredi matin, tout sera fini. Vendredi matin, ça tombe bien, j'interviendrai l'Université Gustave Eiffel de Marne-la-Vallée pour dire, entre autres, quelque chose de mes livres. La plupart forment des boucles, semi-boucles, rhizomes. Ils reviennent sur leurs propres traces. Certains, cependant, m'évoquent plutôt des flèches. Une fois que la direction est donnée, plus moyen de revenir en arrière. Voilà ce que je raconterai.

(Le seuil du nouvel appartement, où l'homme dont il est question ci-dessous ne mettra jamais les pieds.)

Mercredi soir J'allais en terminer là pour le semainier mais je me suis fait littéralement agresser par le type venu prendre les mesures, un personnage odieux, responsable de je ne sais quoi dans l'ancien immeuble, dont j'ignore le nom et dont je ne me souviens déjà plus du visage (Je ne suis pas physionomiste : si je le croisais à nouveau, je ne le reconnaîtrais pas.) mais d'autant plus virulent, sans doute, qu'ayant commencé à déblatérer sur tout et n'importe quoi (la date du rendu des clés, qui ne le concerne pas, entre autres) pour imposer sa force, montrer qui était le chef au lieu de, simplement, prendre le trousseau que je lui tendais, il s'est entendu répondre, simplement, de ma part : "Je n'ai rien compris". "Alors je vais recommencer en bon français", a-t-il répliqué, s'imaginant me toiser (Je pensais au contraire : "Tu es en train de me dire que tu ne sais pas parler, est-ce que tu t'en rends compte ?") et il a repris son laïus, hautain et suffisant. Assistant à la scène, mon amie s'est adressée à moi, devant lui, pour m'annoncer : "Tu sais, tu peux arrêter de l'écouter quand tu veux." Puis elle a clos le débat en l'informant : "On va s'arrêter là, on a beaucoup à faire".

Quand nous sommes sorties de ce guêpier, elle m'a répété plusieurs fois : Tu n'as rien de commun avec ce type. Tu n'as rien à voir avec lui, vraiment. Et d'ajouter que les personnes qui jettent les autres dehors communiquent généralement par l'agressivité — ce qui n'est nullement une excuse, juste une façon de dire que ce n'était pas moi, à titre personnel, qui étais attaquée.
Je ne veux plus retourner dans ce lieu, plus jamais.
Ce lieu où j'ai élevé un enfant, écrit vingt livres, voilà ce qu'il en a fait, ce connard viriliste, en une minute à peine.
Et pourtant, comment faire ? Il faut y retourner, rendre les clés, demain.
(Pas à lui, heureusement.)
Je vais me calmer. Je vais trouver comment faire.

Jeudi Hier soir, j'ai fini par lui donner un nom, au type, je l'ai appelé CV (Connard Viriliste, donc), et ce matin, je me suis levée en me disant que dimanche, je retournerai peut-être à l'aïkido.
Le soir Voilà, ça y est, c'est fini, pas revu le CV et les clés sont rendues.
La vie reprend, enfin.

journaux brésiliens – novembre 2025 (juste quelques notes)

camille ruiz
, 06/12/2025 | Source : camille ruiz

la pluie d’une nuit entière a réveillé les termites. elles s’affolent dans l’espace de l’air et entrent par le balcon puis viennent mourir un peu partout avec leurs grandes ailes mouillées et transparentes. j’aime les promenades après la pluie. la ville est respirable, Ziggy la respire, et pendant qu’il la respire, je la respire. il s’occupe d’un carré d’odeur niché au centre d’un buisson, je regarde les carrés des fenêtres d’appartement éclairées dans la tombée du jour. par exemple, dans celui-ci, les murs sont verts, et un homme berce un bébé.

puis on va sur le terrain d’une quadra où les chiens jouent. Ziggy arrive comme un gentil fou et trois chiens de type petit caniche se jettent sur lui avec des voix furieuses, et il ne se défend pas, des personnes hurlent, je le rattrape et le protège avec mes bras et des ssssh sshhhh, puis cherche la blessure dans ses poils, je n’en trouve pas, je dis tudo bem, tudo bem, les gens disent é porque ele é MUITO grande. une semaine plus tard en lui gratouillant l’épaule mes doigts rencontrent plusieurs croûtes alignées qui semblent indiquer que la morsure existe.

j’écris ces paragraphes à partir de mes notes des semaines précédentes, l’avant-dernier dimanche du mois de novembre à moitié couchée dans la chambre, et au loin résonne très fort Satisfaction – Benny Benassi, avec beaucoup de basses, ce qui me rappelle ma pré-adolescence, et ça se mélange aux piaillements des oiseaux après la pluie. le lendemain, re-pluie, re-grand nuage de termites, je me demande et si tout ce que j’écris recommence ?

*

en début de mois Piero m’a envoyé Consolo na Praia, un poème de Drummond, en me disant qu’il fallait que je lise Drummond, que je n’ai toujours pas lu.

Vamos, não chores
A infância está perdida
A mocidade está perdida
Mas a vida não se perdeu

O primeiro amor passou
O segundo amor passou
O terceiro amor passou
Mas o coração continua

Perdeste o melhor amigo
Não tentaste qualquer viagem
Não possuis carro, navio, terra
Mas tens um cão

Algumas palavras duras
Em voz mansa, te golpearam
Nunca, nunca cicatrizam
Mas e o humor?

A injustiça não se resolve
À sombra do mundo errado
Murmuraste um protesto tímido
Mas virão outros

Tudo somado
Devias precipitar-te, de vez, nas águas
Estás nu na areia, no vento
Dorme, meu filho

je devais être dehors en train de me promener car c’est sur Whatsapp que je lui réponds, un petit cœur et : très journaux brésiliens vibes.

*

je vais à São Paulo pour le travail, mon vol est à 4h du matin. la fille dont le siège assigné voisine le mien demande à aller dans une rangée restée vide et quand elle se lève je remarque qu’elle transporte plusieurs douzaines d’œufs empilées. je suis morte de peur, comme d’habitude, alors je ferme les yeux avec mon disque fétiche, comme d’habitude, Victor Jara commence à chanter Manifiesto, puis enchaîne par cuando voy al trabajo / pienso en ti et effectivement je pense à Piero dans le Paris froid de 2019 qui déjà me parlait de Jara, et il me semble que l’enchaînement précis de cette compilation posthume me protège, à la fois de l’avion, et du travail, de tout, en fait. même l’image impossible et obsédante de Jara griffonant son dernier poème avant que ses mains ne soient broyées et lui exécuté quelques jours après le coup d’état fasciste.

ensuite, et je ne sais pas si c’est le fait d’avoir dormi à peine deux heures la nuit précédente, d’avoir trop écouté Jara dans l’avion et à l’aéroport, mais ça ne se passe pas très bien, le bureau, et je me retrouve et à plaider pour une amélioration de nos conditions de travail et défendre la force du collectif dans une petite salle de réunion avec une quinzaine de personnes, quand soudain une brèche de fragilité s’ouvre sur moi, mon émotion me remplace, j’ai les larmes aux yeux et des sanglots dans la voix, ce qui est extrêmement bizarre dans le contexte polissé de l’entreprise au Brésil. je me sens mal à l’aise pendant tout le reste du séjour, je veux dire, encore plus que d’habitude.

le lendemain, sur le chemin du retour, je me trompe d’aéroport. le conducteur du Uber est cubain, il a passé les dix dernières années au Brésil, nous parlons de la procédure de naturalisation, et aussi du fait que sur les R$59 reais de la course, seuls 24 lui reviendront, et que les plateformes mangent tout, et comme c’est difficile de lutter contre elles. après une nouvelle écoute de Manifiesto, il est 23h30 à l’aéroport de Brasilia, et un jeune homme qui, je l’apprend, se nomme Marcos vient me demander de l’argent, et quand je m’apprête à lui répondre, nos regards se croisent, quelque chose de son visage devient inquiet, il s’interrompt pour me demander tá tudo bem? tá tudo bem mesmo? puis malgré mon hochement de tête renonce à me demander quoi que ce soit, et passe à la personne suivante, recommence depuis le début, Olá, meu nome é Marcos.

*

pluie. le chien patauge dans tous les sens. impossible de me souvenir dans quel essai se trouve une référence à l’album Raindogs de Tom Waits, et un commentaire sur le fait que les chiens sont désorientés après la pluie car elle mélange la trace des odeurs. c’est comme s’il pleuvait tout le temps dans ma mémoire.

j’apprends la mort de la poétesse Carole Bijou. on se laissait assez souvent des petits mots via la messagerie d’Instagram, elle avait une manière de les écrire et une syntaxe déroutantes, un ton particulier, qui ressemblait à sa poésie. c’est d’une infinie tristesse.

on sort des herbes hautes, c’est un autre jour, le soleil est en face, je vois une silhouette se tenir au bord de la route, et on dirait qu’elle me fait coucou. mais j’ai comme un doute, normal, qui me ferait coucou ici, je rattache le chien. en se rapprochant, quand le soleil passe derrière la silhouette, je constate que la personne tient suspendu au dessus de sa tête non un geste amical mais bien son téléphone avec lequel elle se photographie dans le contre-jour orange de la fin d’après-midi. un toucan traverse la scène avec son vol horizontal.

dans mes notes, à côté de cette scène : sentir un grillon vibrer dans ma main, et je ne sais plus pourquoi j’ai noté ça.

*

je lis dans les relevés de Quentin Leclerc :

« J’ai pensé que j’aimerais bien que les gens écrivent plus sur leur site et moins sur les réseaux sociaux. Dans l’ensemble j’aimerais bien que les gens écrivent plus pour que tous nos journaux soient voisins. À la place personne n’écrit parce que tout le monde a honte ou est timide ou se dit que personne n’en a rien à foutre ou je sais pas. Moi c’est exactement ce que je pense et j’écris quand même.  »

pareil. peut-être aussi que les gens qui écrivent essayent de ne pas s’éparpiller, de garder la matière. je dis ça parce que des fois le mouvement d’écrire ce journal m’empêche de travailler sur autre chose.

l’autre soir, après l’orage, vers 23h, il pleuvait légèrement, et quand je suis allée baisser le store, anticipant la forte lumière du matin, j’ai vu le toucan dans les branches juste en-dessous, très calme et immobile sous la légère pluie d’après l’orage, et j’espère qu’il est resté toute la nuit, pendant notre sommeil.

*

le matin prend la chambre avec l’odeur brûlée acqueuse du fer à repasser et de l’assouplissant, tandis que Ziggy rythme la pièce de sa respiration de chien en profond sommeil. j’ouvre les yeux quand Piero les embrasse et je me redresse quand je l’entends tourner la clé dans la porte. je vais sous la douche. dehors des dizaines de petit oiseaux verts et jaunes sautillent comme des puces dans l’herbe qui brille. le vendeur de gaz chante très fort la chanson du gaz pour que les gens dans les appartements l’entendent et descendent acheter une bonbonne, s’ils en ont besoin. un couple de curicaca picore le sol avec leurs grands becs avant de s’envoler dans un couinement d’ailes. des moustiques si petits qu’ils sont presque invisibles me tourne autour, l’un d’entre eux me pique à travers le tissu de ma robe, sur le sein gauche.

note (pour le début ou la fin d’un roman) : depuis toute petite j’aime la réalité.

*

on a écouté le nouvel album de Rosalía un samedi après midi, allongés sur le lit. Piero l’a détesté et s’est endormi, j’ai essayé d’aimer, sans succès. internet et les journaux et les gens ont l’air de trouver ça formidable. mais de la même manière qu’il devient difficile de distinguer un texte produit par l’intelligence artificielle d’un texte produit par un être humain, il est de plus en plus compliqué de différencier le discours marketing du discours critique.

pourtant j’adore regarder sur les commentaires des sites de vente en ligne comme Amazon, la confusion qui s’opère entre le livre, l’objet et le produit. il y a toujours des gens qui parlent de l’emballage, de la qualité du papier, de l’état dans lequel il est arrivé jusqu’à eux, plutôt que du contenu de l’ouvrage je ne sais pas pourquoi, mais ça me fascine, avec tendresse.

*

je croise souvent ce mois-ci un jeune homme tout de noir vêtu qui se promène en skateboard. l’autre jour Ziggy voulait absolument s’approcher de lui, et le jeune homme a passé un long moment à caresser sa tête, ils étaient en intense communion, je me tenais immobile en attendant que le moment finisse, et il se dégageait de lui une odeur si forte qu’elle me prenait la gorge.

j’ai enfin emmené tous les appareils photos que je possède dans une boutique de l’Asa Sul pour qu’ils soient réparés.

le dimanche en fin d’après-midi je repère de loin un homme qui promène un petit chien blanc gigotant, pensant qu’il s’agit d’un bébé golden, mais en m’approchant c’est encore un caniche.

le bruit d’une machine à glaçon la nuit dans une station service déserte. les miroirs d’eau sale dont la surface est recouverte de pollen.

*

le 18 c’est l’anniversaire d’Heitor. il a 9 ans. fou de penser que j’ai été présente les deux tiers de sa vie entière. il y a des événements et des images qui nous semblent proches et parfois nous nous surprenons qu’Heitor n’en ait aucun souvenir. c’est une responsabilité immense que de vivre avec un enfant des choses qu’il va oublier, encore plus que des choses dont il se rappelle.

j’ai vu le toucan nourrir un des bébés, la manière dont il glisse la nourriture dans son petit bec jaune.

*

avec la pluie et la saison les mangues deviennent jaunes et roses. partout où on va, c’est presque sûr qu’on va voir quelqu’un en train d’essayer de décrocher une mangue mure. certaines personnes utilisent de grands bâtons, d’autres jettent une mangue verte donc dure sur l’arbre pour en faire tomber d’autres. elles viennent près des manguiers avec de grands sacs plastiques qu’elles remplissent de mangues. l’autre jour j’ai même vu des dizaines de mangues entassées entre le tableau de bord et le pare-brise d’un bus, le conducteur avait dû les récolter pendant sa pause, les mangues font le tour de la ville.

*

ma mère a fait numériser les vieilles cassettes vidéos. on nous voit, mes frères et moi, à tous les âges. l’ouverture des cadeaux de Noël. nager dans la mer. manger sur un sentier. chanter ce rêve bleu sur un petit mur. danser mal. sur scène, récitant un monologue. recréant pour la caméra est une fausse émission de variété. taquinant Lucas. m’occupant de Nathan. je suis troublée par ces images. je pensais que j’étais une enfant timide et effacée, je me découvre frénétique, survoltée, inventant des chansons entêtantes, prenant la parole à tout va, avec une voix et un corps qui, quelque part, s’imposent.

je me demande à quoi me sert ce décalage. entre l’image que j’ai construite de moi enfant et ce que disent les archives. il me fait questionner mon rapport au journal. j’ai peur qu’il relève d’une même prise de pouvoir.

peut-être pour ça, ma réticence à l’écrire, ce mois-ci.

Piero dit qu’il me reconnait absolument mais moi je ne me reconnais pas, ou plutôt je ne pensais pas me reconnaître de cette manière.

pourquoi je pense toujours qu’il y a dans le fait de (se) montrer un débordement, quelque chose de sale ?

*

à la fin du mois, Piero passe brillamment le jury de sa tese de titular, qui correspond au plus haut grade de l’université au Brésil. il a été lu d’une très belle manière, et le texte a trouvé le meilleur éditeur que l’on pouvait imaginer pour lui, et ça me rend heureuse.

depuis qu’on a acheté une nouvelle table et de nouvelles chaises pour le balcon, on investit de nouveau cet espace, on s’y retrouve le soir, une fois qu’Heitor est couché, pour partager une bière et se dire tout ce qu’on n’a pas pu se dire avant. c’est drôle comme une histoire de table change la manière dont on communique. quand on y pense, les tables sont des choses si belles. dehors il pleut longtemps, pendant qu’on se parle, je dis à Piero que j’ai l’impression qu’on s’actualise.

je risque de mettre en pause ce journal ou de publier des entrées plus sporadiques car il existe au moins deux textes en attente de travail auxquels je dois me consacrer en priorité.

et aussi que je me sens fatiguée. je pense que ça se voit, dans le texte du journal, son relâchement. ou peut-être usée.

je constate mon usure car je commence à avoir de la peine pour de plus en plus de choses qui avant ne me causaient pas de peine. j’ai de la peine pour les chats dans les appartements, qui ne sortent jamais, et que l’on voit perchés sur les rebords des balcons. j’ai de la peine pour l’arbre qu’on a laissé mourir quand on est partis en France. à présent, c’est nouveau, eu sinto pena das flores, je commence à avoir de la peine pour les fleurs.

61225

Jérôme Orsoni
, 06/12/2025 | Source : cahiers fantômes

Non, non, et non.