la pluie d’une nuit entière a réveillé les termites. elles s’affolent dans l’espace de l’air et entrent par le balcon puis viennent mourir un peu partout avec leurs grandes ailes mouillées et transparentes. j’aime les promenades après la pluie. la ville est respirable, Ziggy la respire, et pendant qu’il la respire, je la respire. il s’occupe d’un carré d’odeur niché au centre d’un buisson, je regarde les carrés des fenêtres d’appartement éclairées dans la tombée du jour. par exemple, dans celui-ci, les murs sont verts, et un homme berce un bébé.
puis on va sur le terrain d’une quadra où les chiens jouent. Ziggy arrive comme un gentil fou et trois chiens de type petit caniche se jettent sur lui avec des voix furieuses, et il ne se défend pas, des personnes hurlent, je le rattrape et le protège avec mes bras et des ssssh sshhhh, puis cherche la blessure dans ses poils, je n’en trouve pas, je dis tudo bem, tudo bem, les gens disent é porque ele é MUITO grande. une semaine plus tard en lui gratouillant l’épaule mes doigts rencontrent plusieurs croûtes alignées qui semblent indiquer que la morsure existe.
j’écris ces paragraphes à partir de mes notes des semaines précédentes, l’avant-dernier dimanche du mois de novembre à moitié couchée dans la chambre, et au loin résonne très fort Satisfaction – Benny Benassi, avec beaucoup de basses, ce qui me rappelle ma pré-adolescence, et ça se mélange aux piaillements des oiseaux après la pluie. le lendemain, re-pluie, re-grand nuage de termites, je me demande et si tout ce que j’écris recommence ?
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en début de mois Piero m’a envoyé Consolo na Praia, un poème de Drummond, en me disant qu’il fallait que je lise Drummond, que je n’ai toujours pas lu.
Vamos, não chores
A infância está perdida
A mocidade está perdida
Mas a vida não se perdeu
O primeiro amor passou
O segundo amor passou
O terceiro amor passou
Mas o coração continua
Perdeste o melhor amigo
Não tentaste qualquer viagem
Não possuis carro, navio, terra
Mas tens um cão
Algumas palavras duras
Em voz mansa, te golpearam
Nunca, nunca cicatrizam
Mas e o humor?
A injustiça não se resolve
À sombra do mundo errado
Murmuraste um protesto tímido
Mas virão outros
Tudo somado
Devias precipitar-te, de vez, nas águas
Estás nu na areia, no vento
Dorme, meu filho
je devais être dehors en train de me promener car c’est sur Whatsapp que je lui réponds, un petit cœur et : très journaux brésiliens vibes.
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je vais à São Paulo pour le travail, mon vol est à 4h du matin. la fille dont le siège assigné voisine le mien demande à aller dans une rangée restée vide et quand elle se lève je remarque qu’elle transporte plusieurs douzaines d’œufs empilées. je suis morte de peur, comme d’habitude, alors je ferme les yeux avec mon disque fétiche, comme d’habitude, Victor Jara commence à chanter Manifiesto, puis enchaîne par cuando voy al trabajo / pienso en ti et effectivement je pense à Piero dans le Paris froid de 2019 qui déjà me parlait de Jara, et il me semble que l’enchaînement précis de cette compilation posthume me protège, à la fois de l’avion, et du travail, de tout, en fait. même l’image impossible et obsédante de Jara griffonant son dernier poème avant que ses mains ne soient broyées et lui exécuté quelques jours après le coup d’état fasciste.
ensuite, et je ne sais pas si c’est le fait d’avoir dormi à peine deux heures la nuit précédente, d’avoir trop écouté Jara dans l’avion et à l’aéroport, mais ça ne se passe pas très bien, le bureau, et je me retrouve et à plaider pour une amélioration de nos conditions de travail et défendre la force du collectif dans une petite salle de réunion avec une quinzaine de personnes, quand soudain une brèche de fragilité s’ouvre sur moi, mon émotion me remplace, j’ai les larmes aux yeux et des sanglots dans la voix, ce qui est extrêmement bizarre dans le contexte polissé de l’entreprise au Brésil. je me sens mal à l’aise pendant tout le reste du séjour, je veux dire, encore plus que d’habitude.
le lendemain, sur le chemin du retour, je me trompe d’aéroport. le conducteur du Uber est cubain, il a passé les dix dernières années au Brésil, nous parlons de la procédure de naturalisation, et aussi du fait que sur les R$59 reais de la course, seuls 24 lui reviendront, et que les plateformes mangent tout, et comme c’est difficile de lutter contre elles. après une nouvelle écoute de Manifiesto, il est 23h30 à l’aéroport de Brasilia, et un jeune homme qui, je l’apprend, se nomme Marcos vient me demander de l’argent, et quand je m’apprête à lui répondre, nos regards se croisent, quelque chose de son visage devient inquiet, il s’interrompt pour me demander tá tudo bem? tá tudo bem mesmo? puis malgré mon hochement de tête renonce à me demander quoi que ce soit, et passe à la personne suivante, recommence depuis le début, Olá, meu nome é Marcos.…
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pluie. le chien patauge dans tous les sens. impossible de me souvenir dans quel essai se trouve une référence à l’album Raindogs de Tom Waits, et un commentaire sur le fait que les chiens sont désorientés après la pluie car elle mélange la trace des odeurs. c’est comme s’il pleuvait tout le temps dans ma mémoire.
j’apprends la mort de la poétesse Carole Bijou. on se laissait assez souvent des petits mots via la messagerie d’Instagram, elle avait une manière de les écrire et une syntaxe déroutantes, un ton particulier, qui ressemblait à sa poésie. c’est d’une infinie tristesse.
on sort des herbes hautes, c’est un autre jour, le soleil est en face, je vois une silhouette se tenir au bord de la route, et on dirait qu’elle me fait coucou. mais j’ai comme un doute, normal, qui me ferait coucou ici, je rattache le chien. en se rapprochant, quand le soleil passe derrière la silhouette, je constate que la personne tient suspendu au dessus de sa tête non un geste amical mais bien son téléphone avec lequel elle se photographie dans le contre-jour orange de la fin d’après-midi. un toucan traverse la scène avec son vol horizontal.
dans mes notes, à côté de cette scène : sentir un grillon vibrer dans ma main, et je ne sais plus pourquoi j’ai noté ça.
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je lis dans les relevés de Quentin Leclerc :
« J’ai pensé que j’aimerais bien que les gens écrivent plus sur leur site et moins sur les réseaux sociaux. Dans l’ensemble j’aimerais bien que les gens écrivent plus pour que tous nos journaux soient voisins. À la place personne n’écrit parce que tout le monde a honte ou est timide ou se dit que personne n’en a rien à foutre ou je sais pas. Moi c’est exactement ce que je pense et j’écris quand même. »
pareil. peut-être aussi que les gens qui écrivent essayent de ne pas s’éparpiller, de garder la matière. je dis ça parce que des fois le mouvement d’écrire ce journal m’empêche de travailler sur autre chose.
l’autre soir, après l’orage, vers 23h, il pleuvait légèrement, et quand je suis allée baisser le store, anticipant la forte lumière du matin, j’ai vu le toucan dans les branches juste en-dessous, très calme et immobile sous la légère pluie d’après l’orage, et j’espère qu’il est resté toute la nuit, pendant notre sommeil.
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le matin prend la chambre avec l’odeur brûlée acqueuse du fer à repasser et de l’assouplissant, tandis que Ziggy rythme la pièce de sa respiration de chien en profond sommeil. j’ouvre les yeux quand Piero les embrasse et je me redresse quand je l’entends tourner la clé dans la porte. je vais sous la douche. dehors des dizaines de petit oiseaux verts et jaunes sautillent comme des puces dans l’herbe qui brille. le vendeur de gaz chante très fort la chanson du gaz pour que les gens dans les appartements l’entendent et descendent acheter une bonbonne, s’ils en ont besoin. un couple de curicaca picore le sol avec leurs grands becs avant de s’envoler dans un couinement d’ailes. des moustiques si petits qu’ils sont presque invisibles me tourne autour, l’un d’entre eux me pique à travers le tissu de ma robe, sur le sein gauche.
note (pour le début ou la fin d’un roman) : depuis toute petite j’aime la réalité.
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on a écouté le nouvel album de Rosalía un samedi après midi, allongés sur le lit. Piero l’a détesté et s’est endormi, j’ai essayé d’aimer, sans succès. internet et les journaux et les gens ont l’air de trouver ça formidable. mais de la même manière qu’il devient difficile de distinguer un texte produit par l’intelligence artificielle d’un texte produit par un être humain, il est de plus en plus compliqué de différencier le discours marketing du discours critique.
pourtant j’adore regarder sur les commentaires des sites de vente en ligne comme Amazon, la confusion qui s’opère entre le livre, l’objet et le produit. il y a toujours des gens qui parlent de l’emballage, de la qualité du papier, de l’état dans lequel il est arrivé jusqu’à eux, plutôt que du contenu de l’ouvrage je ne sais pas pourquoi, mais ça me fascine, avec tendresse.
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je croise souvent ce mois-ci un jeune homme tout de noir vêtu qui se promène en skateboard. l’autre jour Ziggy voulait absolument s’approcher de lui, et le jeune homme a passé un long moment à caresser sa tête, ils étaient en intense communion, je me tenais immobile en attendant que le moment finisse, et il se dégageait de lui une odeur si forte qu’elle me prenait la gorge.
j’ai enfin emmené tous les appareils photos que je possède dans une boutique de l’Asa Sul pour qu’ils soient réparés.
le dimanche en fin d’après-midi je repère de loin un homme qui promène un petit chien blanc gigotant, pensant qu’il s’agit d’un bébé golden, mais en m’approchant c’est encore un caniche.
le bruit d’une machine à glaçon la nuit dans une station service déserte. les miroirs d’eau sale dont la surface est recouverte de pollen.
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le 18 c’est l’anniversaire d’Heitor. il a 9 ans. fou de penser que j’ai été présente les deux tiers de sa vie entière. il y a des événements et des images qui nous semblent proches et parfois nous nous surprenons qu’Heitor n’en ait aucun souvenir. c’est une responsabilité immense que de vivre avec un enfant des choses qu’il va oublier, encore plus que des choses dont il se rappelle.
j’ai vu le toucan nourrir un des bébés, la manière dont il glisse la nourriture dans son petit bec jaune.
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avec la pluie et la saison les mangues deviennent jaunes et roses. partout où on va, c’est presque sûr qu’on va voir quelqu’un en train d’essayer de décrocher une mangue mure. certaines personnes utilisent de grands bâtons, d’autres jettent une mangue verte donc dure sur l’arbre pour en faire tomber d’autres. elles viennent près des manguiers avec de grands sacs plastiques qu’elles remplissent de mangues. l’autre jour j’ai même vu des dizaines de mangues entassées entre le tableau de bord et le pare-brise d’un bus, le conducteur avait dû les récolter pendant sa pause, les mangues font le tour de la ville.
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ma mère a fait numériser les vieilles cassettes vidéos. on nous voit, mes frères et moi, à tous les âges. l’ouverture des cadeaux de Noël. nager dans la mer. manger sur un sentier. chanter ce rêve bleu sur un petit mur. danser mal. sur scène, récitant un monologue. recréant pour la caméra est une fausse émission de variété. taquinant Lucas. m’occupant de Nathan. je suis troublée par ces images. je pensais que j’étais une enfant timide et effacée, je me découvre frénétique, survoltée, inventant des chansons entêtantes, prenant la parole à tout va, avec une voix et un corps qui, quelque part, s’imposent.
je me demande à quoi me sert ce décalage. entre l’image que j’ai construite de moi enfant et ce que disent les archives. il me fait questionner mon rapport au journal. j’ai peur qu’il relève d’une même prise de pouvoir.
peut-être pour ça, ma réticence à l’écrire, ce mois-ci.
Piero dit qu’il me reconnait absolument mais moi je ne me reconnais pas, ou plutôt je ne pensais pas me reconnaître de cette manière.
pourquoi je pense toujours qu’il y a dans le fait de (se) montrer un débordement, quelque chose de sale ?
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à la fin du mois, Piero passe brillamment le jury de sa tese de titular, qui correspond au plus haut grade de l’université au Brésil. il a été lu d’une très belle manière, et le texte a trouvé le meilleur éditeur que l’on pouvait imaginer pour lui, et ça me rend heureuse.
depuis qu’on a acheté une nouvelle table et de nouvelles chaises pour le balcon, on investit de nouveau cet espace, on s’y retrouve le soir, une fois qu’Heitor est couché, pour partager une bière et se dire tout ce qu’on n’a pas pu se dire avant. c’est drôle comme une histoire de table change la manière dont on communique. quand on y pense, les tables sont des choses si belles. dehors il pleut longtemps, pendant qu’on se parle, je dis à Piero que j’ai l’impression qu’on s’actualise.
je risque de mettre en pause ce journal ou de publier des entrées plus sporadiques car il existe au moins deux textes en attente de travail auxquels je dois me consacrer en priorité.
et aussi que je me sens fatiguée. je pense que ça se voit, dans le texte du journal, son relâchement. ou peut-être usée.
je constate mon usure car je commence à avoir de la peine pour de plus en plus de choses qui avant ne me causaient pas de peine. j’ai de la peine pour les chats dans les appartements, qui ne sortent jamais, et que l’on voit perchés sur les rebords des balcons. j’ai de la peine pour l’arbre qu’on a laissé mourir quand on est partis en France. à présent, c’est nouveau, eu sinto pena das flores, je commence à avoir de la peine pour les fleurs.