4.5.24

Jérôme Orsoni
, 04/05/2024 | Source : cahiers fantômes

Ce qui touche, c’est la distance. Hier, je me suis enfin décidé à aller voir le film de Wim Wenders, Perfect Days, et c’est ce que j’ai ressenti : un grand éloignement, un écart quasi infini. Et, pourtant, toute la beauté de ce personnage qui ne dit pas un mot pendant de longues minutes était rendue sensible par cette distance même, par le lointain, qui n’était pas une étrangeté, mais une autre familiarité. Une vie réglée, sans grands événements, qui aurait envie de la vivre aurait compris quelque chose d’important, je crois, sur le sens de l’existence. Or, c’est comme s’il n’y avait plus personne pour vivre des vies comme celles-là parce que tous vivaient la même, à de négligeables variations près, une vie vécue par d’autres, c’est-à-dire conçue par d’autres, voulue par d’autres, pas par moi. Raison pour laquelle, peut-être, on fait venir ici des gens d’ailleurs, pour qu’ils vivent les vies qui ne sont pas touchées par la grâce de notre désir préfabriqué. Tout à l’heure, je suis sorti. Il faisait gris, mais la lumière était belle. J’ai pris mon appareil photo avec moi et deux photographies de la Fontaine des quatre parties du monde. Ensuite, j’ai traversé le jardin, je me suis assis sur une chaise, j’ai collé mon œil dans le viseur, et j’ai attendu que quelqu’un passe, puis quelqu’un d’autre, et j’ai pris deux autres photographies comme cela. Finalement, j’ai gravi les quelques marches d’un escalier, et j’ai pris une dernière photographie, celle d’une statue d’une reine de France dont j’ai oublié le nom, en contreplongée, à main droite, on voit le ciel gris, à main gauche la cime des arbres sur le fond de laquelle la statue de la non-dite reine se détache, de la même couleur que le ciel au-dessus de nous. J’ai rangé mon appareil photo dans mon sac, j’ai glissé les photographies dans une pochette en cuir que j’ai achetée à Prague il y a fort longtemps et, après ne pas avoir vue Nelly et Daphné dans le jardin, et pour cause, elles n’y étaient pas, je suis rentré à la maison. Si c’était tout ce que j’avais fait de la journée, cela aurait suffi à justifier mon existence aujourd’hui. Le sentiment que l’on s’adonne toutefois plus volontiers au superflu — adonnement auquel je succombe moi aussi, cela va de soi — est-il une sorte de révolte calme contre le monde contemporain ? Sans doute, car il est difficile de supporter tous ces cris qui déchirent un silence autrement plus nécessaire qu’eux. Encore que le mot de « révolte » ne convienne pas, non, il n’y a rien de révolté dans la simplicité, tout y est distant, pas indifférent, lointain, au sens de : qui voit un peu plus loin. Avoir le nez collé contre sa vie, comme qui a le nez collé contre la vitre a de grandes chances de ne pas la voir, est le meilleur moyen de ne pas la vivre. D’en vivre une autre, insignifiante. Le sens ne se décrète pas dans de grandiloquentes et fracassantes sentences, il faut avoir la patience d’assister à sa manifestation. 

04/05/2024

Je pense : au moins avec le piano mes mains ne tremblent pas car trop occupées. Là je lis et tout tremble. Sauf ma voix. Je pose les feuilles une à une derrière. Je lis très vite. Après on va dans un bar à côté, un truc immense. On bitch avec Aurélie et Joëlle. On dit qu’on se croirait dans une sitcom AB production. On rit beaucoup. Sont venus m’écouter : Pierre N., Gwenn et Léa, Yaouna, Maël, Antonin et son ami Pierre — je pense : c’est marrant, Pierre on dirait Micka en plus bourge. La différence aussi c’est que je regarde ses lèvres quand il parle alors que Micka non. Je pense souvent à Marin ces temps-ci. À son corps. J’ai souvent pensé à Guillermo, aussi. À sa peine qu’il n’arrive pas à endurer. Il ne sait pas faire avec le deuil — sur ça, je suis pas mal non plus. Il m’appelle et je ne dis rien, je ne fais qu’écouter ses pleurs. Il dit que ça lui fait du bien. Je lui conseille d’appeler sa mère. Partager un deuil, c’est mieux. Je ne lui dis pas pourquoi je dis ça. On se dit je t’aime trois fois plus souvent que la moyenne annuelle. Hier soir Antonin dit qu’il a deux jours de retard sur son journal tellement il vit. Je pense : j’ai vingt-cinq ans de retard sur le mien.

Cabanes

JS
, 04/05/2024 | Source :

24 avril 2024

Je lis Nos cabanes, de Marielle Macé (Verdier, 2019).

Faire des cabanes en tous genres — inventer, jardiner des possibles ; sans craindre d'appeler "cabanes" des huttes de phrases, de papier, de pensée, d'amitié, des nouvelles façons de se représenter l'espace, le temps, l'action, les liens, les pratiques. Faire des cabanes pour occuper autrement le terrain ; c'est-à-dire toujours, aujourd'hui, pour se mettre à plusieurs.

Ces cabanes pour "relancer l'imagination, élargir la zone à défendre".

Je me rends compte que dans Village j'ai manqué les cabanes qu'on faisait dans la haie entre la pâture et le chemin du cimetière, que c'étaient des lieux de liberté et il y aurait quelque chose à écrire spécifiquement dessus. Et pour en lire le déploiement ultime, et politique, lire Marielle Macé.

3.5.24

Jérôme Orsoni
, 03/05/2024 | Source : cahiers fantômes

À quels signes est-ce que je sais que la vie peut être vraie ? Eh bien, quand je ne me dis pas : « Oh là là, il faut encore que je … » (où on peut remplacer les … par écrire, par exemple, oui, par exemple). Alors que, quand je travaillais chez Grasset, par exemple, il m’arrivait si souvent de me dire : « Oh là là là, il faut encore que j’aille travailler aujourd’hui » que, parfois, n’en pouvant plus, je demandais à Nelly d’appeler pour dire que j’étais malade et que je n’irais pas travailler aujourd’hui. Est-ce que c’était glorieux ? Non. Mais c’était toujours mieux que de devenir fou ou d’en finir avec la vie, qui vaut mieux que le travail, en tout cas, la mienne, oui, elle vaut mieux que le travail. La vie des autres ? Je ne sais pas. C’est à eux de voir. Je crois que je l’ai déjà raconté, mais il me paraît nécessaire de le dire derechef aujourd’hui : le premier jour de travail chez Grasset, le midi, Nelly et moi, nous sommes allés déjeuner au Square Récamier, et là, entre mon sandwich et Nelly, j’ai fondu en larmes. J’avais conscience d’avoir raté ma vie, conscience que tout ce que je voulais, j’étais en train de passer à côté, qu’au lieu d’être l’écrivain connu que je rêvais d’être, j’étais le larbin de la bourgeoisie germanopratine, l’élite de ta mère la pute la nation, je me sentais déclassé, humilié, et c’était trop pour moi. Il y a quelques jours de cela, j’ai reçu le dernier livre de Gérard Guégan, le Chant des livres. Quelques jours plus tôt, Gérard m’avait demandé mon adresse et, quand le livre est arrivé, j’ai songé qu’avant, c’était moi qui mettais les livres sous pli pour les envoyer à leurs destinataires. J’aurais pu me dire : « La boucle est bouclée », mais non, je ne crois pas, non, Grasset n’est pas une boucle que j’ai envie de boucler de quelque manière que ce soit, Grasset, c’est un cauchemar, un mauvais souvenir, la honte de ma vie, tout ce que tu veux, aussi, tout ce que je puis faire, c’est briser la boucle. Évidemment, contrairement à ce que l’on pensait de moi chez Grasset (et, en ce sens, Grasset, c’était un peu comme ma famille, où on trouvait que je ne parlais pas beaucoup, preuve que j’étais bête, certainement, mais cela, aussi, je l’ai déjà raconté, et je ne ressens pas la nécessité de le répéter aujourd’hui), je ne suis pas demeuré, je sais très bien que briser cette boucle n’aura strictement aucun impact sur l’économie de la république des lettres, mais ce n’est pas une raison de ne pas le dire, pas une raison de ne pas le faire. Les boucles, c’est un peu comme les cheveux, le problème, c’est les nœuds. Une boucle trop serrée forme un nœud, qu’on ne démêlera pas sans douleur, à supposer, bien sûr, qu’on puisse seulement le démêler, parfois, il vaut mieux couper. C’est ce que j’ai fait, couper. Les boucles, en fait, c’est mieux de les raser, quand la vie est glabre, on y voit plus clair, sinon, dans toute cette confusion, on finit par ne plus s’y reconnaître, on perd son chemin. Est-ce que je sais où je vais ? Le pire, c’est que je crois que oui, oui. Je l’ai toujours su. Ou, en tout cas, cela fait longtemps que je le sais. Si j’avais cru la vie telle qu’on la vit chez Grasset, les mensonges sur la vie qu’on y colporte, j’aurais fini par le perdre, mon chemin, et devenir gris, devenir triste, devenir vieux. Il faut fuir ; quelquefois, c’est le meilleur moyen de retrouver son chemin. Quand j’ai relu l’espèce de postface à la vie sociale que j’ai écrite il y a un certain temps déjà sous la forme d’un hors-texte, d’un tiré à part, et qui est aussi une critique de la république des lettres faite depuis le parcours du livre (refus, incompréhensions, etc.), j’ai été frappé de me trouver en parfait accord avec moi-même, et cette critique — qui n’est pas le tout du texte, mais une partie seulement — me mettait en joie, aussi parce qu’elle jette un jour d’une grande clarté sur le livre proprement dit. On peut lire le livre sans avoir lu ce texte, mais il ouvre une perspective qui l’inscrit dans le temps, la vie, concrète, réelle, pour ainsi dire. Et de la vie dans cette perspective-là, chaque jour, je puis me réjouir d’avoir encore à la vivre, d’avoir encore la chance de la vivre. 

(dimanche 4 février 2024)

(dimanche 4 février 2024)

02/05/2024

Caf. J’achète un Levi’s à vingt balles dans le vingtième parce que le mien commence à être vraiment abîmé. Je culpabilise parce que je sens que je vais être vite à court de fric ce mois-ci. Caf. Une petite heure pour les avoir. Ils peuvent rien faire, la retenue est déjà retenue. Trois cents balles en moins ce mois-ci. Hmm. Je passe à la librairie qui m’invite demain soir, pour voir à quoi ça ressemble. Je dois lire pendant huit minutes. Je rentre. Je me chronomètre. Ok. Avec l’extrait de Ballestrini on y est, huit minutes. Je me suis acheté des petites bouteilles de Coca. Je n’ai pas culpabilisé. Je commence le livre de Brontez Purnell. C’est parfait. Avant-hier, j’ai enregistré ma mère. Ça dure plus d’une heure. Je voulais qu’on parle que boulot, j’ai dérivé sur l’Algérie, j’ai pas pu m’en empêcher. J’ai commencé à écrire, en fait, le livre. Mais je n’ai plus un seul verre propre pour le café.

Dîner chez Britney

la souris
, 02/05/2024 | Source : Grignotages

Britney : un bistronomique lillois où la carte s’étale sur les étagères du restaurant, cartons rouges pour les viandes, bleus pour les produits de la mer, verts pour les VG et roses pour les dessert. C’est un peu cher en soi par rapport aux produits utilisés, mais cela reste abordable, et c’est in fine un bon rapport qualité-prix pour des plats aussi travaillés. Mariages de saveurs étonnants (bergamote-gorgonzola, comté-chili…), textures contrastées (glace sur lit de chapelure, émulsions de légumes avec des lasagnes…), produits d’ailleurs réappropriés (notamment des sauces inspirées des dips indiens pour accompagner l’os à moelle du boyfriend)… cela faisait longtemps qu’un repas n’avait pas ainsi stimulé ma curiosité. J’ai abondamment saucé mes plats, d’autant que le pain se mangeait comme du gâteau.

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croquettes tapioca, comté et sweet chili sauce
Des croquettes toutes carrées (!), archi croustillantes, et la sauce toute faite, bien connue mais dépaysée sans son riz et ses poivrons habituels.

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gorgonzola ice-cream
On ne va pas se mentir, c’est un peu pour elle que j’avais envie de venir ; quenelle de glace au gorgonzola, donc, nappée d’un chutney de bergamote, sur un lit de chapelure noire. Quand on goûte les éléments indépendamment, ce n’est pas fou (la chapelure manque un chouilla de croustillant et j’ai carrément grimacé en goûtant le chutney de bergamote, ça m’a rappelé la limonade sur le balcon à Pizzo en Calabre), mais ça fonctionne très bien ensemble, le gorgonzola et la bergamote se neutralisent mutuellement et la chapelure donne de la matière en calmant le jeu.

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cacahuète et chocolat
Mousse au chocolat sur un lit de glace à la cacahuète avec un peu de croustillant : ce sont probablement les saveurs les moins surprenantes de la soirée. Mais la présentation a assuré le spectacle jusqu’au bout, le dessert étant servi dans une tasse — comme un affogato ? L’illusion fonctionne très bien : le boyfriend s’y est laissé prendre l’espace d’une seconde quand le serveur a déposé devant lui un second dessert au lieu du café commandé.

Le vrai visage de Peter Townsend

caroline diaz
, 02/05/2024 | Source : Les heures creuses

Il a repéré le livre dans la vitrine, attiré par le nom de l’auteur, un ancien héros de la Royal Air Force. Il ne l’aurait sans doute pas acheté si la libraire n’avait pas collé sur la porte l’affichette annonçant une séance de dédicace en présence de Peter Townsend. Il a jeté un œil à sa montre. Curieux du bonhomme, ce serait une bonne occasion de parler d’aviation. Il a poussé la porte de la librairie. Déjà on se pressait pour voir de près l’ancien amant de la princesse. Il s’est mis en retrait, a feuilleté le livre. Il a l’impression de lire ses propres mots « Ce ciel où mon existence devait prendre forme, seul dans les cieux, la Mort sans cesse à portée de voix ». Les deux hommes se sont d’abord parlé poliment, puis ils sont allés au café de la place pour évoquer ensemble le silence du ciel.
 
Au moment du départ au Canada il a préféré lui confier le livre. Elle l’a recouvert d’un papier épais pour le protéger. Elle lui accorde une grande valeur parce qu’il est dédicacé par Peter Townsend. Avant de le ranger dans sa bibliothèque, elle a inscrit le titre et le nom de l’auteur sur la couverture et la tranche du livre. Elle l’a lu, en a souligné une ou deux phrases, l’incohérence d’une conjugaison, marqué d’une accolade un paragraphe évoquant l’essai nucléaire de Trinity. Après la mort de son fils, elle a ajouté une mention manuscrite, ce livre m’a été confié par R, et je l’ai conservé précieusement, le parcours, de temps à autre.

Elle a un mal fou à se débarrasser des objets, et c’est encore plus difficile depuis la mort de sa mère. Finalement la maison est assez grande pour conserver tel tableau, tel cahier ou livre hérités de ses grands-parents. Elle n’a jamais réfléchi à pourquoi elle ressentait ce besoin de conserver les choses, c’est peut-être héréditaire, déjà sa grand-mère avait cette tendance à glaner, conserver, ordonner, annoter. Ce livre, peut-être à cause de la dédicace, et parce qu’il porte à travers elle la mémoire de son oncle adoré, elle décide de le conserver.

Sa cousine lui a tendu le livre, c’était à ton père. Dans l’angle supérieur droit de la couverture, l’écriture minuscule de sa grand-mère précise l’origine de l’ouvrage. À la fin de sa vie elle n’a cessé de couvrir les livres, les enveloppes, les carnets, de notes et sommaires. Elle accumule les commentaires en strates minuscules, construisant sa propre légende. Sur la page de titre, une dédicace — avec mon sympathique souvenir, Peter Townsend, Cap Bénat, 21.8.59. Ce nom lui dit vaguement quelque chose. Une enquête sommaire sur internet lui apprend qu’il est un héros de la Royal Air Force, et qu’il a failli épouser la princesse Margaret. Elle a rapporté le livre à Paris, a tenté de le lire, mais l’a trouvé ennuyeux. Elle l’a rangé dans son carré, un espace dans la bibliothèque où elle conserve un ensemble disparate de livres, ceux qu’on lui a transmis, ses livres d’enfance et sa documentation professionnelle.

Dans une série télévisée sur la famille royale d’Angleterre, elle découvre la relation amoureuse entre la princesse Margaret et le héros de la R.A.F. devenu écuyer du roi. Le romanesque de l’amour contrarié, l’exil forcé de Townsend en Belgique. Et Peter Townsend prend vie. Si elle s’y attache, c’est parce que soudainement elle se souvient du livre, de sa dédicace. Cet homme a rencontré son père. Dans une scène il écrit en aout 1959 une lettre à Margaret pour la prévenir de son prochain mariage avec une autre. Mue par une intuition, elle attrape le livre dans la bibliothèque et, relisant la dédicace, s’aperçoit qu’elle a été écrite précisément à cette période évoquée dans la série, quelques jours seulement après la lettre à Margaret. Quand il rencontre son père, Peter Townsend vient de faire le tour du monde pour se retrouver, effacer l’image d’un homme qu’il n’était pas, reprendre sa vie en main. Elle écarte les plis du papier qui protège le livre, redécouvre la couverture de l’ouvrage, le vrai visage de Peter Townsend. C’est ce visage sur la couverture, photographié dans un bus au cours du voyage, ce visage qui ne regarde pas l‘objectif. Ce visage qui lui permet d’imaginer la rencontre avec son père, de fabriquer le souvenir de cette rencontre qu’il n’a racontée à personne.

texte écrit dans le cadre de l’atelier recherches sur la nouvelle, par François Bon

2.5.24

Jérôme Orsoni
, 02/05/2024 | Source : cahiers fantômes

Avant d’aller courir dix kilomètres, ce matin, presque dès le réveil, j’ai écrit un chapitre de plus pour tombe. Que je voudrais ne plus appeler tombe., mais autrement, Loin de Thèbes, me suis-je dit, ce matin, après être allé courir. C’était le chapitre 15. Ensuite, après être allé faire des courses dans l’idée de préparer un repas pour ma petite famille ce soir, j’ai consulté les journaux, et je n’ai rien ressenti ; j’avais l’impression que le monde dont me parlait la presse n’était pas le monde dans lequel je vis, ou alors que je vis dans un monde à l’intérieur de ce monde-là et que ces deux mondes ne communiquent pas, que leurs parois ne sont pas poreuses, non, mais étanches, oui, parfaitement étanches. Ce n’est pas vrai, je le sais, mais c’est l’impression que j’avais. Tout m’a semblé indifférent, non pas par indifférence, mais par étrangeté. J’étais étranger à tout cela. Combien sommes-nous, me suis-je demandé, à être touchés par cette indifférence, à être indifférents, comme je viens de le dire, non pas par indifférence, mais par étrangeté ? Sur le moment, cette question du nombre ne m’a pas paru être déplacée, mais à présent, oui. Qu’est-ce que le nombre pourrait bien changer ? Est-ce que le sentiment d’étrangeté qui est le mien serait plus « légitime », comme on dit de nos jours, s’il était partagé par de nombreuses personnes que si j’étais le seul à le ressentir ? Ne serait-ce pas comme dire : Mon livre est « légitime » parce que des centaines de livres en tout point identiques au mien ont déjà été écrits ? Moi, écrivant un livre, je cherche à écrire un autre livre, un livre différent de tous les autres livres, ceux que d’autres ont déjà écrits et ceux que moi j’ai déjà écrits. Je ne pourrais pas écrire un livre en ayant le sentiment de refaire la même chose. Et j’ai beau savoir que c’est à peu près la règle générale — refaire le même livre encore et encore, sans vergogne, simplement parce que, avec le cynisme le plus assumé, on a trouvé un truc qui marche et qu’on le refait encore et encore, même si c’est éculé, pour l’argent —, cela aussi m’est indifférent. tombe., ou loin de Thèbes, comme je vais désormais l’appeler, donc, ne ressemble à rien de ce que j’ai fait et, même si je n’ai pas tout lu, ne ressemble à rien, je crois, de ce qui a été écrit jusqu’à présent. Et ce n’est pas une qualité du texte en soi, non, c’est une qualité pour moi, pour me donner l’envie de l’écrire. En pensant à ce livre que je suis en train d’écrire, tout à l’heure, je me suis fait remarquer que ce livre, je n’avais pas eu envie de l’écrire. Quand j’ai commencé loin de Thèbes, qui ne s’appelait même pas encore tombe. alors, n’avait pas encore de nom alors, j’avais en projet d’écrire d’autres livres (Paris, l’Italie, les tombes qui, une fois regroupés, formeraient un ensemble cohérent, ou du moins articulé), mais pas ce livre. Ce livre, littéralement, je n’ai pas voulu l’écrire : c’est lui qui s’est imposé à moi. Je l’élabore à présent, réfléchi à la construction, au déroulement, à divers développements, mais le livre en tant que livre, en tant qu’idée, désir, écriture, je ne l’ai pas voulu. Et rien que cela, c’est une chance : la chance de l’indétermination. Je ne pourrais pas être l’un de ces écrivains banals qui se répètent sans cesse, recommencent inlassablement l’interminable socio-analyse de leur famille, singent des figures défuntes ou se regardent le sexe à longueur de journées en se le titillant complaisamment. Je ne pourrais pas, et ça tombe plutôt bien, — je ne le fais pas.